Le Blog de Carloman

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SIEGE - Chapitre VI

 

L'armée des seigneurs de Thosq était sortie de son camp pour s'aligner dans la plaine. Gouriès vit qu'elle formait une troupe bigarrée, hétéroclite, dans laquelle des contingents d'elfes et de faunes voisinaient avec des êtres beaucoup plus effrayants, comme les redoutables sphinges, monstres à moitié femme, à moitié lionne, et de surcroît munis d'ailes d'aigle, ou les répugnants squaméens, imposants guerriers reptiliens, bipèdes, à la peau écailleuse très résistante, et dotés de deux têtes. On voyait également des créatures magiques, tels ces golems de métal animés par le pouvoir des sorciers elfes. Les guerriers squelettes constituaient un groupe à part, car les vivants, de quelque race qu'ils fussent, ne se mêlaient pas aux morts. Quelques nains (les elfes de Thosq n'avaient pas l'aversion habituelle de leur race envers le peuple des montagnes) et même de rares humains, sans doute recrutés dans les Confins, complétaient les effectifs. L'Hyrdanien était nerveux, malgré la présence à ses côtés d'Aksaros, armé de pied en cap, casque à la main. Le marchand jeta un coup d’œil aux serviteurs qui l'avaient accompagné. Il maudit intérieurement la lâcheté des autres conseillers qui avaient refusé de participer à cette ambassade de la dernière chance. Il serra contre sa paume l'anneau sigillaire de Nasarius que le Xèrien lui avait remis. Soudain, les rangs des cohortes de Thosq s'écartèrent pour laisser passer les quatre seigneurs elfes suivis de leurs gardes personnelles, composées d'elfes des deux sexes en armure anthracite, pourvus de grandes épées à deux mains ou de hallebardes à lame dentelée. Sur un signe de leurs maîtres, les gardes posèrent sur le sol quatre sièges curules.

 

Gouriès, impressionné, salua respectueusement les quatre seigneurs-sorciers, qui se présentèrent brièvement : Falar, un elfe de très grande taille, aux cheveux noirs et raides, au visage large et majestueux ; Eldan'raïs, une très belle elfe, aux traits harmonieux, à la chevelure châtain clair, à la silhouette gracile ; Bayan, sec et fin, au regard perçant ; et naturellement Djin'koura, à la chevelure sombre et au corps athlétique. A son tour, Gouriès se présenta, puis Falar lui demanda abruptement la raison pour laquelle il avait sollicité l'audience qu'on avait la bonté de lui accorder (et disant cela, il jeta un regard de côté à Djin'koura, indiquant ainsi la personne qui avait pesé pour qu'on acceptât l'entrevue).

« Hem, dit Gouriès. Messeigneurs, je pense que ce regrettable conflit est né d'un malentendu. Un conseiller influent de notre cité a, à l'insu des autres membres du Conseil, enlevé et séquestré une des vôtres, je le sais de source sure. Je comprends la colère du Haut Conseil des elfes de Thosq devant ce crime odieux, et le désir de vengeance qui vous anime. Néanmoins, je vous prie, je vous supplie même, de bien considérer la situation : depuis plus de trois mille ans, la paix règne entre nos nations, et de féconds échanges profitent à tous. Dois-je vous rappeler que le premier traité établissant des relations commerciales entre les Hyrdaniens et les elfes...

- Nous ne sommes pas venus ici écouter une leçon d'histoire, l'interrompit Bayan avec un geste d'agacement. Nous savons tout cela. Viens en au fait, Hyrdanien.

- Le seigneur Nasarius, qui vous a fait offense, a été tué, ce matin même. »

Les seigneurs elfes échangèrent des regards surpris. Puis ils se parlèrent dans leur langue, incompréhensible pour les humains. Bayan se tourna vers Gouriès et dit :

« As-tu des preuves ? Ne mentirais-tu pas pour sauver ton compatriote ?

- Voici l'anneau sigillaire de Nasarius, dit l'Hyrdanien en ouvrant sa main, et j'ai là un document signé par plusieurs conseillers attestant que c'est bien le sceau du grand-maître des dévots de Saër. Il a été tué par Aksaros de Xèria, l'homme que vous voyez à mes côtés, qui est un mercenaire à mon service. »

 

Falar envoya un de ses gardes récupérer l'anneau et le parchemin. Djin'koura examina longuement le sceau et parut confirmer que c'était celui de Nasarius (elle avait eu l'occasion de le voir durant sa captivité). Elle adressa un petit sourire à Aksaros.

« Le sort de Nasarius est scellé, si je puis dire, dit alors Djin'koura. Mais qu'en est-il de Salantès ?

- Nous faisons le nécessaire, votre seigneurie... commença Gouriès.

- Salantès est en vie, intervint Aksaros. Je n'ai pas réussi à le tuer. Il se terre comme un rat, les dieux seuls savent où.

- Ce mage a usé de sa connaissance des arcanes pour torturer un membre du Haut Conseil, déclara solennellement Falar. Il a de plus essayé de s'approprier un pouvoir qui dépasse de loin ce qu'un humain devrait ambitionner. Vous vous présentez devant nous avec un anneau et des excuses, et vous croyez que cela suffira à sauver votre misérable cité... Pour ma part, l'audience est terminée.

- Attendez, attendez, implora Gouriès. J'ai apporté ici de l'or, de l'argent, de la soie, du blé, du vin et du meilleur. Que votre seigneurie veuille bien considérer...

- Nous n'avons que faire de tout cela, déclara Bayan avec dédain. De l'or, nous en avons autant qu'il nous en faut, et quant au reste, nous pouvons nous le procurer à Toréia ou ailleurs. L'audience est terminée comme l'a dit Falar. »

Les seigneurs-sorciers de Thosq se levèrent, lorsqu'Aksaros brandit devant eux la pierre de pouvoir.

« Je ne suis pas parvenu à éliminer Salantès, c'est vrai, dit le Xèrien. Mais j'ai découvert ceci dans les coffres de Nasarius. »

Les seigneurs-sorciers, interdits, écarquillèrent les yeux.

 

Eldan'raïs se rassit la première, et les autres l'imitèrent.

« Personnellement, j'ignore à quoi cela peut bien servir, mais je suppose que nombre de mages paieraient le prix fort pour obtenir ce jouet...

- Jouet ?! Comment oses-tu, humain ? siffla Bayan. Tu ne sais pas de quoi tu parles. Cette pierre nous revient de droit !

- Eh bien, pour l'avoir, reprit Aksaros, il faudra abattre les murailles d'Hyrdanos, combattre les spadassins d'Ebrek, les dévots de Saër, les guerrières de Vanji, qui vous opposeront une farouche résistance. Et Salantès, que j'ai blessé, sera certainement remis sur pied. L'invocation des squelettes a fait de l'effet, mais cet effet est en train de se dissiper. Il vous faudra des semaines, peut-être des mois de combat. Un animal acculé est toujours plus dangereux. Quand les citoyens comprendront que vous ne leur ferez aucun quartier, ils se battront avec l'énergie du désespoir. Il vous faudra prendre la ville rue par rue, sachant que les Hyrdaniens peuvent se barricader dans la forteresse de l'acropole ou dans la citadelle de Saër, sans parler des maisons fortifiées de certains conseillers. L'armée des puissants elfes de Thosq n'en sortira pas indemne. Tout cela pour un profit peut-être aléatoire : je ne suis pas Hyrdanien après tout, et rien ne dit que j'attendrai sagement la chute de la ville...

- Misérable ! hurla Bayan en se levant de colère. Qu'est-ce qui nous empêche de prendre la pierre maintenant ? »

Disant cela, le sorcier elfe leva la main et de petits éclairs bleuâtres crépitèrent au bout de ses doigts tandis que ses yeux brillaient d'un éclat inquiétant et que ses lèvres prononçaient des paroles occultes. Effrayé, Gouriès fit quelques pas en arrière. La pierre de pouvoir disparut en un clin d’œil et Aksaros dégaina son épée, prêt à bondir. Mais Djin'koura s'interposa.

« Arrêtez, cria-t-elle. Calme-toi, Bayan, je t'en prie. Aksaros est l'homme qui m'a libérée lorsque j'étais prisonnière de Nasarius et Salantès, et c'est encore lui qui a pris des risques pour venir me voir hier soir, au camp, et me proposer le marché dont je vous ai parlé. »

 

Elle se dirigea vers le Xèrien.

« Rengaine ton épée, Aksaros, je t'en conjure, dit-elle doucement.

- Tu invites un humain dans ta tente à la nuit tombée ? demanda Falar en fronçant ses épais sourcils.

- A vrai dire, elle ne m'avait pas invité, répliqua le mercenaire. Je me suis invité... Sur ordre de Gouriès.

- Nous devrions écouter cet humain, déclara Eldan'raïs. Il n'a pas tort : les Hyrdaniens, du moins bon nombre d'entre eux, ne sont pas aussi lâches que nous le pensions. L'invocation des guerriers squelettes ne les a pas incités à capituler comme certains d'entre nous l'espéraient. Une attaque frontale, même victorieuse, occasionnera des pertes. J'avoue que je préférerais épargner nos troupes. Les bons soldats sont difficiles à remplacer. Djin'koura semble accorder sa confiance à cet humain qui, si j'ai bien compris, l'a déjà à moitié vengé. Je pense que nous devrions prendre la pierre et en rester là.

- Attends ! dit Bayan, méfiant. Que veut cet humain en échange ? Et qu'avait-il exigé pour te rendre la liberté, Djin'koura ?

- Rien du tout, répondit Djin'koura. Aksaros était prisonnier lui aussi. Nous nous sommes entraidés pour nous évader. Pour la pierre, je ne sais pas ce qu'il demande, il faut qu'il nous le dise. »

Tous les regards se braquèrent sur le Xèrien.

« Je suis au service de Gouriès, déclara le mercenaire, même si je ne lui avais rien dit de la pierre. C'est lui qui est mandaté pour négocier avec vous, pas moi. »

 

Gouriès, quelque peu déstabilisé par la tournure des événements, reprit petit à petit son sang-froid.

« Eh bien, je vois que la raison reprend ses droits, dit le marchand. Nous allons certainement trouver le moyen de tomber d'accord en satisfaisant toutes les parties. Nasarius est mort, Aksaros a rempli une partie du contrat. Le Haut Conseil de Thosq désire cette pierre ? Eh bien prenez-là, et acceptez en gage de notre bonne foi les présents que je vous ai apportés au nom du Conseil d'Hyrdanos. »

Les seigneurs elfes se consultèrent du regard les uns les autres. Falar reprit finalement la parole :

« Djin'koura, nous sommes venus pour venger l'affront que tu as subi. C'est donc à toi de décider. Estimes-tu être assez vengée bien que Salantès soit en vie ? Si oui, acceptes-tu le marché du conseiller Gouriès ou souhaites-tu imposer d'autres conditions ? »

Djin'koura prit le temps de réfléchir. Elle posa son regard tronqué sur Gouriès, dont les traits crispés laissaient deviner l'anxiété, puis sur Aksaros, qui lui demeurait impavide. Elle contempla pensivement les hautes murailles d'Hyrdanos.

« Qu'il en soit ainsi, finit-elle par dire. J'accepte le marché que vous proposez, conseiller Gouriès, mais j'y ajoute deux conditions : Hyrdanos nous livrera gratuitement du blé, des salaisons et du vin en quantité pendant un an, et puisque Salantès a survécu, j'exige qu'Aksaros entre à mon service en guise de dédommagement. »

Gouriès acquiesça, et tous lurent le soulagement sur son visage.

 

FIN

 

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31/08/2020
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