Le Blog de Carloman

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EVASION - Chapitre unique

1ère nouvelle du cycle ikharrien

 

Les rires et les chants des Hyrdaniens célébrant l'arrivée du printemps résonnaient dans toute la ville, emplissant les rues et les ruelles d'un joyeux vacarme qui mêlait aux conversations animées le bruit caractéristique des coupes de vin et des chopes de bière qui s'entrechoquent. Aksaros, pour sa part, n'était pas à la fête. Depuis deux jours il croupissait dans une geôle sombre et humide, située dans les sous-sols de la citadelle occupée par la milice des dévots de Saër, chargée de la sécurité des quartiers orientaux d'Hyrdanos, ressassant sans cesse l'échec de sa mission. Une odeur aussi nauséeuse que tenace planait dans les prisons. Les torches éclairant les interminables couloirs mouraient les unes après les autres, laissant les ténèbres étendre leur manteau d'angoisse et de découragement dans les cachots. On entendait parfois le pas lourd et lointain d'un gardien rompre le silence. Tantôt tournant en rond comme un fauve en cage, tantôt immobile telle une statue, Aksaros cherchait comment se tirer de ce mauvais pas.

 

Passant près de la porte de sa cellule, il lui décocha sans réfléchir, presque machinalement, un violent coup de pied. Sa botte écrasait la mauvaise paille qui couvrait les pierres grises lorsqu'il s'immobilisa en entendant le grincement du métal rouillé. Pivotant sur lui-même, Aksaros demeura stupéfait devant le spectacle qui s'offrait à ses yeux désormais accoutumés à l'obscurité : la porte s'était ouverte ! Tous les sens en alerte, Aksaros se concentra sur le moindre bruit, le moindre détail. Son instinct comme son expérience de mercenaire l'incitaient à soupçonner quelque traîtrise. Rien. Son oreille ne percevait aucun bruit suspect, son œil averti aucun mouvement inquiétant. Était-ce la chance ? Une manifestation du hasard ? Ou bien l'action d'un dieu facétieux ? Le couloir était désert. Aksaros s'approcha de la porte qui avait cédé. Les barreaux d'acier étaient solides mais il constata en les tâtant que les gonds rouillés avaient fini par s'effriter et s'endommager. Il faut dire que le plafond suintait d'humidité. Aksaros laissa échapper un soupir de soulagement. Il prit soin de rassembler de la paille dans un coin de la cellule afin de donner l'illusion d'un corps étendu, puis il se glissa dans le couloir avec mille précautions.

 

Il referma doucement la grille avant de se diriger à pas feutrés vers une lueur faiblissante qui indiquait sans doute la position d'une des rares torches encore allumées. La plupart des prisonniers dormaient, et Aksaros perçut plus d'un ronflement. Le repos était à peu près la seule chose dont les geôliers n'avaient pas privés leurs captifs. Où se diriger ? Aksaros savait qu'il se trouvait dans les souterrains mais les couloirs, tous parallèles et perpendiculaires les uns aux autres, se ressemblaient tous. Il erra un long moment sous les voûtes en berceau, en proie à une déception grandissante. Parfois une goutte d'eau tombait au sol et tintait sur la pierre. Mousses et salpêtre avaient colonisé les murs. Cette citadelle possédait des fondations très anciennes, puisque les ancêtres des Hyrdaniens, arrivés sur le site où ils allaient bâtir leur cité, avaient trouvé de mystérieuses ruines à cet endroit. Mais l'histoire des pierres qui l'entouraient était le cadet des soucis d'Aksaros. L'excitation optimiste au moment où il avait quitté sa geôle laissait place au désespoir. Il finit par s'arrêter à distance raisonnable d'une torche, afin de rester caché dans l'obscurité. Il chassa la peur de son esprit pour réfléchir posément à la situation.

 

Le poste de garde se trouvait près des grandes portes qui menaient à l'escalier permettant de gagner le rez-de-chaussée de la citadelle. La meilleure solution était donc d'attendre le passage d'une patrouille, ou de tenter d'en croiser une en tâchant d'identifier l'endroit d'où venait le bruit des pas, puis de la suivre sans se faire repérer jusqu'aux grandes portes. Et là... eh bien, on aviserait à ce moment-là. Aksaros ferma les yeux pour concentrer son ouïe sur le moindre bruissement. Au bout de minutes qui lui parurent interminables, il perçut enfin le claquement des pas ainsi que le cliquetis des armes et des cuirasses. Mais il entendit autre chose : le frottement des chaînes, et ce bruit-là, beaucoup plus proche, le fit sursauter. Il regarda autour de lui et il lui sembla que cela provenait de la cellule située au voisinage immédiat de la torche. Il s'approcha silencieusement et, poussé par la curiosité, jeta un œil à travers les barreaux. La proximité de la torche l'ayant d'abord quelque peu aveuglé, il lui fallut un peu de temps pour que formes et contours apparussent distinctement.

 

Un prisonnier se trouvait en effet attaché au mur du fond de la cellule. Il était affaissé, la tête baissée couverte d'une abondante chevelure, le visage tourné vers le sol. Deux chaînes attachées à de gros anneaux de fer lui tiraient les bras vers le haut, le maintenant contre le mur. Le prisonnier avait l'air harassé et misérable. Il était vêtu de haillons déchirés... Soudain, deux détails frappèrent Aksaros et le pétrifièrent : d'abord, les oreilles du prisonnier, qui auraient dû être cachées par la masse des cheveux, émergeaient nettement de celle-ci, longues, effilées et pointues ! Ensuite, les proportions du corps de cette créature ne laissaient guère de doute sur le fait que ce prisonnier était en réalité une prisonnière ! Une certaine littérature avait depuis longtemps pris l'habitude d'appeler « elfe » ce type de créature, en référence à de vieux esprits de la nature peuplant diverses mythologies des hommes vivant dans cette partie du continent d'Ikharra. En réalité, ces êtres utilisaient une foule de noms, dans leurs propres langues, pour se désigner. Loin d'être de purs esprits, il s'agissait de créatures faites de sang et de chair, comme les hommes. Comme ces derniers, ils naissaient, grandissaient, vieillissaient et mouraient, bien que leurs années se comptassent en siècles. En fait, ils n'étaient rien d'autre qu'un rameau des races humanoïdes, non pas plus ancien que les hommes, contrairement à une idée reçue très répandue, mais qui avait emprunté une autre voie, celle des arcanes.

 

Malgré sa discrétion, Aksaros fut repéré par la créature, qui releva la tête un court instant. Leurs regards se croisèrent durant une fraction de seconde. Les elfes – par commodité, nous userons de ce terme inadéquat – avaient des yeux sans pupille, et d'aucuns s'imaginaient, contre l'évidence, qu'ils étaient aveugles. Aksaros ne vit qu'un œil de la créature, et, reculant, il se réfugia dans l'obscurité, en dehors de son champ de vision, par prudence plus que par crainte. Il n'avait pas ressenti de menace dans ce regard tronqué mais un mélange de lassitude et de désespoir qui lui rappelait amèrement la précarité de sa propre situation. Les pas des gardiens étaient désormais inaudibles. Tandis qu'il méditait un nouveau plan pour se sortir de là, son regard tomba par hasard sur une clé, accrochée au mur, près de la cellule de la créature. Était-il possible que les gardiens eussent laissé une clé si près de la serrure qu'elle ouvrait ? Il devait y avoir une explication à cette étrange négligence.

 

Aksaros prit alors sa décision : seul, il ne voyait pas le moyen de sortir de cette maudite prison souterraine ; si cette créature possédait les pouvoirs que lui attribuait la rumeur, il tenterait de s'allier à elle pour s'échapper. Il s'empara donc de la clé et ouvrit la cellule sans hésitation. Cette fois la créature se redressa tout à fait et il vit qu'elle était grande, aussi grande que lui qui était d'une taille déjà imposante. Elle le dévisageait à présent avec une curiosité mêlée de circonspection. Elle avait bien compris qu'il ne s'agissait pas d'un gardien mais l'expression de son visage montrait qu'elle ne saisissait pas les motivations de ce visiteur imprévu. Aksaros examina la cellule, aussi sordide et poussiéreuse que les autres. Mais il vit sur le côté un certain nombre d'instruments – tenailles, barres de fer, couteaux, fouets – manifestement utilisés à des fins de torture et il frémit en songeant aux sévices qu'avait pu subir la créature. Et peut-être bien ne s'agissait-il pas du pire, car Aksaros perçut une aura de magie dans la pièce. Il savait que le sombre savoir était utilisé par de grands seigneurs et d'ambitieux sorciers pour tourmenter les captifs dont ils espéraient des révélations d'importance. Aksaros ne put s'empêcher de penser que Nasarius, un des hommes les plus influents d'Hyrdanos, grand-maître des dévots de Saër et réputé pour s'intéresser aux sciences occultes au point de rechercher la compagnie des mages, était certainement à l'origine des supplices imposés à cette étrange captive. Il saisit des tenailles et s'approcha de la prisonnière, les actionnant lentement dans le vide tout en désignant les chaînes. Cette fois, elle comprit les intentions d'Aksaros, une lueur s'alluma dans ses yeux et elle fit un petit mouvement d'acquiescement. Le mercenaire tâta longuement les chaînes afin de découvrir les anneaux les plus fragiles. Puis les tenailles firent leur office, non sans difficulté.

 

Une fois libérée, l'elfe joignit les mains et resta ainsi, immobile, quelques instants. Aksaros, prudemment, se garda de la déranger. Sans un mot, ils se dirigèrent vers le couloir. D'un geste, la créature indiqua à son libérateur qu'elle savait où se trouvait la sortie du dédale. Ils cheminèrent un certain temps. Si l'elfe ne semblait pas rencontrer le moindre problème pour s'orienter, elle peinait à marcher, du fait de ses plaies sanguinolentes et de ses chairs lacérées. Aksaros n'osait proposer son aide, et l'idée d'un contact physique avec cette créature l'effrayait un peu, bien qu'il eût du mal à l'admettre. En marchant, il commençait à se demander comment ils procéderaient lorsqu'ils atteindraient les grandes portes.

 

Mais au détour d'un corridor, ils se retrouvèrent nez-à-nez avec un homme qui leur barrait la route. Un homme de taille moyenne, aux cheveux noirs, à la barbe courte proprement taillée. Son visage aquilin aux traits acérés laissait transparaître une nature autoritaire. Dans ses yeux perçants, l'intelligence le disputait à la morgue. Aksaros n'avait jamais vu cet homme, et pourtant il le reconnut : Salantès, le terrible sorcier, l'éminence grise de Nasarius, un homme dont le seul nom évoqué au détour d'une conversation mettait mal à l'aise le plus bravache des matamores. Il portait une ample tunique bleu foncé dont l'extrémité des manches était brodée de fils d'or fin. En pendentif, il arborait une pierre étrange qui lançait des reflets de diverses couleurs. Il ouvrit la bouche pour parler, et ses mots claquèrent comme le fouet sur une croupe trop tendre.

« Et où allez-vous comme cela ? ricana-t-il. Je doute que le seigneur Nasarius apprécie qu'un invité de marque file comme un voleur, sans daigner demander son congé ».

Le sorcier semblait ignorer superbement Aksaros, ce qui irrita fortement à ce dernier. « Ôte-toi de là, Mage. Nous quittons cet endroit et tu ne nous en empêchera pas ! » cria-t-il d'une voix forte.

Le sorcier lui lança un regard de colère.

« Silence, insecte » siffla-t-il avec mépris.

 

Il leva la main, prononça deux courtes syllabes et un bref éclair jaillit de ses doigts pour aller frapper Aksaros. Tout d'abord, ce dernier ne sentit rien. Puis, il lui sembla que le sol se mettait à trembler, à tanguer violemment même, comme le roulis d'un bateau affrontant une forte houle. Aksaros perdit l'équilibre malgré ses efforts, et se retrouva à quatre pattes, couverts de sueur, à pester contre les sorciers et leurs maudits tours, tandis que le ricanement de Salantès résonnait désagréablement à ses oreilles. Mais sa bravade avait donné un précieux répit à sa compagne d'évasion. Mettant à profit la distraction de l'Hyrdanien, elle avait pu préparé un sortilège. Elle psalmodia une incantation et sa voix emplit le couloir de la prison. Une voix enchanteresse, d'une rare douceur, aux accents sensuels même, en dépit du fait que les mots prononcés dans une langue qu'Aksaros n'avait jamais entendue semblaient chargés d'une puissance dépassant l'imagination. Salantès comprit vite le danger et prépara une parade en marmonnant d'une voix sourde des paroles mystérieuses. Mais au moment où il allait achever sa formule, il dut faire un geste pour éviter un couteau qu'Aksaros avait pris dans la cellule de l'elfe et qu'il lui lança, d'une main sure malgré son état. Le sorcier avait sous-estimé le mercenaire, car ce contretemps lui fut fatal. L'elfe libéra toute la puissance de sa magie. Un bruit de tonnerre se fit entendre, suivi d'un crépitement, puis plus rien. Salantès avait disparu du couloir.

 

Aksaros se redressa péniblement, les effets du sortilège s'étant évanouis. L'elfe vacilla et s'effondra, épuisée par l'effort fourni. Aksaros se précipita pour la relever. Au bout d'un moment, ils reprirent leur progression, l'elfe s'appuyant sur l'épaule du mercenaire. Arrivés aux grandes portes, elle avait repris suffisamment de force pour prononcer une formule qui plongea les gardiens dans un profond sommeil. Aksaros s'empara des clés (récupérant au passage l'essentiel de son équipement que les gardiens lui avaient confisqué), ouvrit les portes, et les deux fuyards purent gravir avec précaution les marches qui les séparaient de la surface. La forteresse était plongée dans l'obscurité et vidée de la plupart des dévots de Saër occupés soit à dormir, soit à patrouiller dans les rues et sur les remparts. Atteignant enfin la lourde herse qui barrait l'entrée de la citadelle, les évadés eurent la chance qu'un messager sortît à ce moment et ils purent se faufiler à l'extérieur.

 

Après avoir mis plusieurs rues entre eux et les sombres cachots dont ils s'étaient à grand peine extirpés, ils s'affalèrent, épuisés, contre le mur d'une échoppe fermée. La nuit avait enveloppé de sa tunique étoilée les tours, les palais, les temples et les taudis d'Hyrdanos. Aksaros et l'elfe restèrent un long moment, silencieux, à contempler les astres de la nuit, en savourant l'air frais qu'apportait un vent léger du nord. Puis Aksaros se tourna vers la créature :

« J'ignore si tu parles le dialecte d'ici, commença-t-il, mais sache que je me m'appelle Aksaros ».

L'elfe le regarda. Le mercenaire vit qu'elle avait un visage aux traits fins et gracieux, mais fatigué et qui portait les stigmates des souffrances endurées car un œil restait fermé, couvert d'une vilaine blessure.

« Je connais votre langue, répondit-elle calmement (et malgré la douceur de sa voix, le mercenaire sentit un frisson lui parcourir l'échine). En fait, je connais la plupart des langues des hommes d'Ikharra. La reconnaissance n'est pas un vain mot pour les gens de mon peuple, et la mienne t'est acquise, Aksaros. Quelle récompense attends-tu de moi ?

- Aucune récompense, gente dame » répondit Aksaros.

L'elfe ne cacha pas sa surprise.

« Pourquoi m'avoir sauvé ? demanda-t-elle, perplexe, après un petit silence.

- Crois-tu que j'aurais pu seul venir à bout de ce maudit sorcier ?

- Tu ne pouvais pas prévoir que nous allions le croiser » répondit-elle avec un sourire. Le mercenaire hocha la tête.

« La vérité, c'est que j'étais perdu, j'ignorais comment sortir de cet enfer. J'avais besoin d'un allié. Les dieux, ou le hasard ou encore le destin t'ont placée sur ma route...

- En général, les humains ne sont guère portés à faire confiance aux gens de ma race. »

Les lèvres d'Aksaros dessinèrent un sourire amer.

« Je suis un mercenaire. Sais-tu ce que cela signifie ? Que pour moi, la vie est un jeu, une suite de paris, lorsque je signe un contrat, lorsque je tire un carreau avec mon arbalète, lorsque je porte un coup d'épée. Pour les gens qui me stipendient, mon existence a souvent moins de valeur que celle de leur cheval. Un pari réussi, c'est la vie, la liberté, parfois quelques mois dans un confort relatif. Un pari raté, c'est la mort, la captivité ou du pain noir et moisi durant des semaines. C'est comme ça. Donc je m'adapte pour survivre, et je noue des alliances de circonstance quand il le faut. Même avec un elfe.

- Tu n'es pas un Hyrdanien, fit remarquer l'elfe.

- Je suis, ou plutôt j'étais en mission d'infiltration. Je m'intéressais aux agissements du seigneur Nasarius et... j'ai été pris en train de fouiller son cabinet de travail, malgré mes précautions, à cause d'un piège magique. Mais ça, ça me regarde. Tu as parlé de récompense. Tout bien réfléchi, j'ai deux faveurs à te demander. Voici la première : je me suis présenté mais j'ignore ton nom.

- Mon nom n'a aucune importance, il te suffit de savoir que j'appartiens au peuple des Ourgash de Thosq. Ta seconde requête ?

- Le sorcier ?

- Ah, c'est un sortilège qui permet de téléporter une personne en modifiant ses souvenirs, de telle sorte qu'elle oublie ce qui s'est passé récemment. Mais l'effet est temporaire. D'ici quelques jours, Salantès commencera à retrouver la mémoire, d'autant que c'est un sorcier de talent, pour un humain. »

 

Aksaros secoua la tête. Ces histoires de sorcellerie le dépassaient. Exténués, les deux évadés ne tardèrent pas à s'assoupir malgré l'inconfort de l'endroit. Au petit matin, le propriétaire de l'échoppe, furieux, réveilla Aksaros en le secouant sans ménagement. Le mercenaire constata que l'elfe avait disparu. Il en fut à peine étonné.

 

 

FIN

 

Cliquer pour accéder à la 2ème nouvelle du cycle d'Ikharra



09/08/2020
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