Le Blog de Carloman

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SIEGE - Chapitre I

3ème nouvelle en 6 chapitres du cycle ikharrien

 

Les airs patelins du vieux Gouriès ne trompaient personne au sein du Conseil de la cité : tous savaient quel négociateur retors et tortueux pouvait être celui qui, fils d'un modeste brasseur, avait bâti la principale fortune mercantile d'Hyrdanos en l'espace de quatre décennies. Lorsqu'il demanda et obtint la parole, tout le monde tendit l'oreille :

« Chers amis et honorables membres de cette auguste assemblée qui peut s'enorgueillir, à juste titre selon moi, de diriger une des plus belles cités d'Ikharra, je voudrais, si vous me le permettez, vous faire part des réflexions qui m'agitaient il y a quelques semaines, alors que, depuis le balcon de ma maison, j'observais ma cour bien balayée, les proportions harmonieuses de la fontaine qui trône en son centre, le bon ordonnancement de mes entrepôts. Le ciel était bleu, un vent léger me caressait le visage, et je me disais que la vie était belle, notre cité en paix avec ses voisins, les affaires prospères puisque la récolte s'annonçait bonne, les vignes nous préparaient un grand cru et les marchands se frottaient les mains en regardant les chiffres de nos exportations. Et aujourd'hui, que voyons-nous ? Les elfes de Thosq, qui sont riches et qui, seuls parmi ceux de leur race hautaine, daignent saisir l'opportunité de commercer avec nous – et je ne crois pas mentir en disant qu'ils paient bien, et comptant – ont détruit la plupart de nos galères avec leur feu grégeois. En à peine une heure, nous avons vu se consumer le fleuron de notre flotte et les elfes campent à présent sous les murs de notre ville. Je respecte trop les dieux pour douter qu'ils aiment jouer des tours aux mortels trop sûrs de leur bonne fortune, mais j'ai la faiblesse d'ajouter foi aux rumeurs qui n'attribuent pas à un caprice divin la soudaine agressivité de nos voisins méridionaux. »

 

Gouriès marqua une pause. Le style pompeux et ampoulé, caractéristique du vieil homme, faisait naître ici ou là un fugace sourire. Mais il en agaçait d'autres, et pas des moindres.

« Chers amis, loin de moi l'idée d'amener ici, parmi des gens vertueux entre tous, la fange des ragots et billevesées que s'échange la populace dans les tavernes les plus sordides, et qui, lorsqu'ils ne relèvent pas de la médisance pure, naissent le plus souvent au fond d'une chope trop de fois vidée. Accorder le moindre crédit à des propos méprisables, je m'y refuserai toujours. Mais je me dois de faire état de rumeurs plus sérieuses qui courent dans la population, et pas seulement parmi les ivrognes. Il m'est pénible, croyez-le bien, de devoir réclamer des comptes à un des membres les plus éminents, les plus respectés et les plus éminemment respectables de notre Conseil. C'est avec l'appréhension d'un homme torturé – peut-être même égaré – par le doute, avec l'humilité d'un modeste marchand en face de l'héritier d'une ancienne et illustre lignée, que je dois me tourner vers le seigneur Nasarius. »

Quelques conseillers ne purent réprimer des ricanements étouffés, tant il était notoire à Hyrdanos et même au-delà que Gouriès et Nasarius se détestaient, et pas toujours cordialement. Beaucoup de regards se tournèrent vers l'homme aux cheveux grisonnants et au visage impassible que venait d'interpeller le vieux marchand.

« Seigneur Nasarius, reprit Gouriès, auriez-vous l'aimable bonté de nous éclairer sur ce qui s'est passé dans la citadelle des dévots de Saër, dont vous êtes le glorieux grand-maître ? On raconte qu'un elfe y aurait été retenu prisonnier et maltraité. Par ailleurs, je ne veux pas porter de jugement sur vos fréquentations, mais auriez-vous la délicatesse d'informer le Conseil des agissements de Salantès, un mage de votre entourage ? Son intérêt pour le sombre savoir, le développement de sa confrérie de mages, ses fréquentes visites à la citadelle de Saër, où il n'a rien à faire puisqu'il n'est pas dévot du dieu, ont de quoi interroger. On jase dans les échoppes comme dans les alcôves. Et si l'homme de pouvoir ne doit pas se laisser mener par l'opinion des marauds, il ne peut complètement l'ignorer. J'espère que la parole du seigneur Nasarius apaisera nos craintes et dissipera nos doutes. »

 

Tandis que Gouriès s'asseyait, Nasarius se leva. Il était assez grand et de belle prestance, vêtu de velours noir, sobre et élégant. C'est à peine si l'on voyait son épée pendre au côté, privilège réservé aux membres des vieilles familles de l'aristocratie foncière, laquelle avait cependant perdu beaucoup de son influence depuis la montée en puissance des marchands et des armateurs.

« Peu me chaut, vénérable Gouriès, qu'on jase dans les échoppes et dans les alcôves, on serait d'ailleurs bien avisé d'y pratiquer d'autres activités (des éclats de rire saluèrent cette répartie). Je ne m'abaisserai pas à répondre à de vils commérages colportés par les gens du commun. Je suis touché, et attristé en effet, que vous – et peut-être d'autres au sein de cette illustre assemblée – ayez pu prêter l'oreille à d'infâmes calomnies. Mais je crois déceler l'origine de cette cabale montée contre moi. L'heure est trop grave pour que je réclame une enquête sur ceux qui répandent ces mensonges offensants dont le seul but est de ternir mon nom. Mon seul tort, finalement, et je pense que tout le monde en conviendra, est d'avoir eu raison trop tôt. Depuis plusieurs années, inlassablement, j'alerte le Conseil sur le danger que représentent les elfes de Thosq, cette engeance démoniaque adepte d'une magie abjecte. Personne ne m'a écouté. Lorsque j'ai obtenu à grand peine la réfection de nos remparts, l'installation de balistes et de catapultes sur nos tours, certains ont hurlé à la dépense inutile, laquelle bousculait leurs petits comptes d'apothicaire. Notre cher collègue Gouriès nous dit que ces créatures paient bien, mais j'ai la faiblesse de penser que l'intérêt de notre grande cité ne se limite pas à l'état des carnets de commandes de nos marchands. Et s'ils satisfont ponctuellement leurs créanciers, les elfes de Thosq omettent apparemment d'envoyer une déclaration de guerre en bonne et due forme, avant de passer à l'offensive. Quant à mon ami Salantès, il nous sera d'un grand secours dans la bataille qui nous attend. Même s'il a passé de longues années sur des terres lointaines, je vous rappelle qu'il est hyrdanien de vieille souche, et ceux qui ne peuvent en dire autant sont mal placés pour attaquer sa réputation, je pense. Il est de surcroît versé dans la science des arcanes. Pour conclure mon propos, et je suis navré d'être plus concis que le très estimable Gouriès, je dirai, afin d'apaiser les doutes et de dissiper les craintes, qu'il ne s'est rien, strictement rien produit dans la citadelle de Saër qui soit contraire aux intérêts de notre belle cité. »

 

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23/08/2020
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