Le Blog de Carloman

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LA CITADELLE DES BRUMES - Chapitre VII

 

La nuit paraissait calme et silencieuse. La brume, comme à son habitude, enveloppait de son manteau opaque la citadelle de Varghon et les flancs de la montagne. Seule la pâle lueur de la pleine lune perçait timidement le brouillard. La garnison montait une garde vigilante, sous le contrôle sévère de Throndil mais les assiégeants se tenaient tranquilles. Leur échec de l’avant-veille les avait échaudés. Aksaros quant à lui, après s’être à nouveau restauré, s’était endormi. Une violente douleur dans la poitrine le tira du sommeil. Il porta sa main à sa gorge, puis roula à terre dans un râle. La sueur se mit à perler sur ses tempes, tandis que son cœur battait plus fort et plus vite. Les convulsions commencèrent bientôt. Le Xèrien sentit ses os craquer, se déformer puis s’allonger. Le volume de ses tissus musculaires doubla, réduisant ses vêtements à l’état de guenilles. Sa pilosité se développa jusqu’à couvrir son corps d’une fourrure abondante, drue, de couleur gris-brun. Ses oreilles s’allongèrent en pointe, ses mâchoires s’étirèrent et se couvrirent de crocs, ses lèvres se changèrent en babines chargées de salive. Des griffes apparurent à l’extrémité de ses doigts velus. Puis il poussa un hurlement lugubre, mêlant rage et désespoir. Aussitôt deux gardes nains accoururent et contemplèrent avec horreur la toute fin de la métamorphose, lorsque Aksaros, dans sa nouvelle forme, se redressa de toute sa taille, plus de deux mètres. Saisissant les barreaux de sa prison, il voulut les tordre pour se ménager un espace de sortie. Mais Krysélis n’avait pas menti : un éclair magique frappa l’homme-loup et le repoussa violemment contre le mur opposé de sa geôle. Les nains pointèrent leurs armes en direction du lycanthrope qui déjà se relevait. Ce dernier regarda autour de lui et ses yeux brillèrent quand ils tombèrent sur la fenêtre. Il ne lui fallut que quelques instants pour arracher les barreaux sous les yeux stupéfaits de ses gardiens. Puis il réussit, non sans effort, à faire passer son corps massif par l’ouverture, et malgré la hauteur – les prisons se trouvaient à l’avant dernier niveau du donjon, à près de trente mètres du sol – il s’agrippa au mur et descendit à tâtons, dans la brume.

 

Aksaros n’avait pas encore touché le sol qu’une trompe résonna dans la nuit. Levant la tête, il vit comme des torches s’allumer dans le ciel. Les assiégeants lançaient des traits enflammés sur la citadelle, prélude à l’assaut. Bientôt, il perçut le bruit sourd d’un bélier frappant les portes de bronze. Le Xèrien ignorait que, parmi le groupe avec lequel il avait pénétré dans la forteresse, les hommes qui s’étaient enfuis dès le début avaient pu regagner le camp et les informations qu’ils avaient ramenées avaient convaincu Shardour qu’il avait surestimé les effectifs de la garnison. Aussi tentait-il le tout pour le tout cette nuit-là par une attaque massive en vue d’écraser les assiégés sous le nombre. L’homme-loup se rapprocha des murailles, attiré par le sang. Les nains avaient déserté les feux autour desquels ils passaient habituellement la nuit. Tous se trouvaient sur les remparts et dans les tours pour repousser l’assaut. Ils n’étaient pas seuls : déployant tout son pouvoir, la sorcière de Varghon avait animé les statues de pierre disséminées un peu partout dans la citadelle, avant d’invoquer plusieurs élémentaires du feu. Les nains de leur côté actionnaient balistes et onagres contre les assaillants, faisant pleuvoir sur ces derniers une pluie de flèches et de pierres. Sur le chemin de ronde se déroulait un combat acharné. Les nombreuses échelles dressées contre les murailles déversaient en permanence un flot d’assaillants. Les nains ne manquaient certes pas de courage, mais ils commençaient à ployer sous le nombre. Throndil, avec une énergie inépuisable, courait d’un point à un autre de l’enceinte afin de colmater les brèches et de raviver les ardeurs. Les guerriers de pierre se montraient d’une redoutable efficacité, mais leur rayon d’action restait limité, car le sortilège d’animation ne fonctionnait que dans un périmètre restreint. Les élémentaires de feu semblaient eux indestructibles. Ils faisaient fondre les armes et calcinaient les chairs.

 

Soudain, dans un bruit assourdissant qui interrompit la lutte, les portes de bronze de la citadelle de Varghon cédèrent. Lorsqu’ils comprirent ce qui se passait, les assiégeants poussèrent des clameurs enthousiastes tandis que les nains s’échangeaient des regards inquiets. Le bélier seul avait été bien incapable d’enfoncer les portes, mais Valadéa, grâce à ses connaissances en alchimie, était parvenue à fabriquer un liquide puissamment corrosif, qui, en attaquant les gonds, avait fragilisé les portes. En quelques instants les gardes nains de la porte furent massacrés et les assaillants se retrouvèrent devant la herse de fer. Ils amenèrent deux machines étranges, des sortes de grandes roues, hautes de trois mètres, autour desquels s’enroulaient des chaînes terminées par des crochets. Les soldats fixèrent les crochets aux barreaux de la herse puis, actionnant les imposantes roues, ils parvinrent à soulever la herse jusqu’à environ un mètre cinquante du sol. Baissant la tête, un groupe de soldats pénétra dans la cour de la forteresse. Sur les remparts, le combat avait repris, et redoublait d'intensité. Les nains abandonnèrent les courtines pour se replier dans les tours d’enceinte, où ils se barricadèrent. Leurs balistes et onagres pilonnaient à présent le chemin de ronde. Face aux élémentaires de feu, les assiégeants trouvèrent la parade en jetant sur les créatures des fioles remplies de la même substance qui avait immobilisé les boulets de pierre lâchés depuis les remparts en les emprisonnant dans une gangue de glace. La chaleur des élémentaires faisaient ensuite fondre leur prison, mais c’était leur perte : en revenant à l’état liquide, l’eau éteignait leurs flammes.

 

Voyant cette situation critique, Krysélis se porta en personne contre les ennemis qui, franchissant les portes enfoncées, envahissaient la cour. L’obscurité et la brume firent que les soldats ne virent pas tout de suite la sorcière. Ils commençaient à se déployer lorsqu’un grondement terrible retentit, faisant trembler les murs de la citadelle. Les hommes crurent alors apercevoir des formes cauchemardesques qui se mouvaient dans la pénombre. Un vent de panique parcourut leurs rangs.

« Ne craignez rien, cria Valadéa d’une voix assurée. Ce sont des illusions projetées par ma mère. Ce que vous voyez n’a aucune réalité. »

Parmi les silhouettes menaçantes tapies dans le brouillard, une pourtant était bien réelle : celle du lycanthrope. La jeune femme s’avança au milieu des soldats, qui lui faisaient place avec respect. Elle avait revêtu une ample tunique bleu foncé dont l'extrémité des manches était brodée de fils d'or fin. Elle arborait à présent, en guise de pendentif, une pierre étrange à la couleur indéfinissable. Aksaros retroussa les babines : il avait reconnu la tenue typique d’un membre de la Confrérie de l’Orbe d’Onyx !

« Montrez-vous, mère ! intima Valadéa. Il ne sert à rien de vous cacher. Votre défaite est inéluctable. »

En réponse, Krysélis vint se placer près d’un brasier afin d’être visible. La mère et la fille se toisèrent en silence un long moment. Les soldats témoins de la scène reculèrent légèrement, en sentant confusément la lutte terrible que se livraient les deux puissants esprits. Krysélis attaqua la première. Frappant son bâton sur le sol, elle lui fit ensuite décrire un cercle en prononçant une incantation. Aussitôt, un tourbillon de flammes entoura Valadéa. Quelques hommes poussèrent des cris effrayés. Mais un deuxième tourbillon, d’air froid celui-là, dispersa les flammes. Valadéa était indemne.

« Invoquer les élémentaires de feu et animer les gardiens de pierre vous a considérablement affaiblie, mère, dit la jeune femme, très sure d’elle. Vous auriez dû garder votre énergie mystique pour ce combat... »

 

Puis, tendant les bras vers l’avant, mains levées, doigts écartés, elle lança à son tour un sortilège. Un froid mordant tomba sur la cour de la citadelle. Les soldats frissonnèrent. Autour de Krysélis, le sol se couvrit d’une couche de glace qui progressa vers la sorcière. Sans l’atteindre cependant car, les mains serrées sur son bâton, la tête baissée et les yeux fermés, elle résistait à ce froid mortel. Toujours confiante, Valadéa augmenta la puissance de son sortilège.

« Elle va nous tuer... » murmura un officier à Shardour, qui venait d’arriver.

Krysélis dut mettre un genou à terre, épuisée par l’effort. Soudain une masse surgit de la brume et se jeta sur Valadéa. Les terribles mâchoires d’Aksaros se refermèrent sur le bras gauche de la jeune femme, qui poussa un hurlement déchirant, avant de perdre connaissance sous l’effet de la douleur. L’homme-loup fondit ensuite sur les hommes pétrifiés par son apparition, lacérant les chairs de ses griffes, broyant les membres entre ses crocs. Épouvantés, les soldats ennemis prirent la fuite. Seul Shardour avait gardé son sang-froid.

« Il faut sauver Valadéa, lança-t-il aux soldats d’élite qui l’entouraient. Suivez-moi ! »

Il fendit la foule des fuyards, et parvint à se frayer un chemin jusqu’au corps inerte de la jeune femme. Il la hissa sur ses épaules.

« C’est inutile ! lui cria Krysélis qui s’était relevée. La morsure d’un homme-loup est mortelle. Et si par miracle elle survit, la malédiction sera sur elle ! »

Mais Shardour ne tint pas compte de ces paroles et rejoignit la cohorte de ses soldats. Sur les remparts, la panique gagnait les assaillants qui, sans bien comprendre ce qui se passait, entendait les cris de terreur de leurs camarades fauchés par le Xèrien métamorphosé. Les nains aussi sentirent qu’il se produisait quelque chose, et ils contre-attaquèrent. Dans la cour, tous les assaillants étaient morts, blessés ou s’étaient enfuis.

 

Aksaros se redressa de toute sa taille et poussa un formidable hurlement de triomphe. En se retournant, il vit que Krysélis s’approchait de lui. Son regard se mit à briller et il poussa un grognement menaçant. Mais la sorcière continua d’avancer. Elle tendit la main. Le lycanthrope fit claquer ses mâchoires.

« Je ne suis pas ton ennemie, Aksaros de Xèria, » murmura doucement Krysélis.

Sa main caressa le museau de la créature. Une main douce, chaude, amicale, comme celle de Djin’koura. Aksaros ferma les yeux. Quelqu’un, enfin, le regardait autrement que comme un monstre. La haine et la fureur qui enserraient son cœur commençaient à décroître. Le Xèrien respirait plus doucement, il était maître de lui.

« Je comprends ta souffrance, dit la sorcière. Cette malédiction doit être bien lourde à porter. J’aurais aimé t’aider... »

Krysélis retira sa main et fit brusquement deux pas en arrière.

« Seulement voilà, tu as tué ma fille, brisant ainsi la lignée des sorcières de Varghon ! »

Aksaros vit que des flammes commençaient à danser autour de lui. La sorcière éclata de rire.

« Pauvre imbécile ! siffla-t-elle avec mépris. Valadéa allait me tuer, c’est certain, et il fallait qu’elle me tue, comme avant elle j’ai tué ma propre mère conformément à la tradition des sorcières de Varghon. Brûle, mon enchantement te paralyse et tu vas brûl… »

La sorcière ne put finir sa phrase, car les mâchoires d’Aksaros venaient de se refermer sur sa gorge. Le sang coulait abondamment sur les crocs de l’homme-loup. Krysélis expira, les yeux écarquillés de surprise et de terreur. La sorcière ignorait que durant sa formation auprès des elfes de Thosq, le Xèrien avait considérablement augmenté sa résistance aux sorts dits d’entrave (engourdissement, hallucination, paralysie) qui, avec un effort de volonté, voyaient leurs effets s’estomper assez rapidement. Même sous sa forme lycanthropique, Aksaros ne perdait pas les bénéfices de cet apprentissage. D’un mouvement de tête, le Xèrien envoya le corps de sa victime rouler à terre comme un pantin désarticulé.

 

Au petit matin, Throndil trouva le corps de Krysélis, vidée de son sang. La magie qui avait permis à la sorcière de contenir les ravages du temps s’était dissipée. Ses cheveux avaient viré au blanc et son visage, s’il n’avait pas complètement perdu sa froide beauté, était sillonné de fines rides. Les nains inspectèrent chaque recoin de la citadelle et du camp que les assiégeants avaient déserté précipitamment, mais ne découvrirent nulle trace du meurtrier, qui avait disparu.

 

FIN



31/08/2021
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