Le Blog de Carloman

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Chapitre I - Théobert

Au X° siècle, au bord de l'Ailette, rivière marquant la limite entre le Soissonnais et le pays de Laon, s'élevait au milieu d'un fertile terroir une opulente villa aristocratique comprenant un vaste édifice rectangulaire servant de logis aux maîtres des lieux, entouré des bâtiments d'exploitation (écuries, forge, greniers), des enclos pour le bétail et des humbles habitations des serviteurs. Edifiée au temps des derniers Mérovingiens, elle était à présent la demeure de Théobert et de sa mère Ermentrude, dont l'autorité s'étendait sur les environs. Avec les manses(1) reçus en précaire(2) de l'Eglise de Soissons et de l'abbaye Saint-Médard, auxquelles s'ajoutaient de vieux héritages allodiaux(3), Théobert contrôlait l'un des plus vastes domaines du diocèse de Soissons. Parmi les fidèles de l'évêque, son père déjà avait tenu la première place, commandant la milice épiscopale à plusieurs reprises. 

 

Par un matin de printemps, en l'an 936 après la venue du Sauveur, Théobert, alors dans sa vingt-deuxième année, s'exerçait à l'équitation comme à son habitude, dans la grande cour qui séparait le logis noble des écuries, lorsqu'un serviteur accourut:

"Seigneur, seigneur!" cria-t-il, essoufflé.

Théobert arrêta sa monture.

"Holà! Qu'y a-t-il?

- Un messager à cheval vient d'arriver, seigneur. Il est envoyé par l'évêque Abbon.

- Conduis-le à la grande salle" ordonna Théobert.

La grande salle de la demeure, à la belle charpente en bois de châtaigner soutenue par de solides poteaux de chêne sculptés, servait pour les réceptions, les banquets, les audiences. C'est là que Théobert, vêtu d'une simple tunique grise serrée à la taille par une ceinture de cuir à boucles de bronze, reçut l'envoyé de son suzerain. L'homme, un chanoine de la cathédrale de Soissons, salua et délivra son message avec concision avant de prendre aussitôt congé sans plus s'attarder, bien que Théobert lui eût proposé une collation. L'information qu'il avait transmise revêtait une telle importance que le jeune maître des lieux, après avoir arpenter la grande salle, crut devoir aller visiter sa mère pour lui révéler la teneur de cette brève conversation. A cette heure matinale, Ermentrude était à son ouvrage dans ses appartements, avec ses servantes. Après s'être fait annoncer, Théobert entra d'un pas nerveux chez sa mère.

"Regardez ce motif, dit Ermentrude, qu'en pensez-vous mon fils? J'en suis assez satisfaite.

- De quoi me parlez-vous, mère? répliqua Théobert avec humeur. Un messager de l'évêque Abbon sort d'ici, et vous ne devinerez jamais quelle nouvelle il m'a apportée.

- Eh bien, ne me faites pas languir, dit Ermentrude sans même lever la tête.

- Le Royaume de Francie a un nouveau souverain, Madame.

- Tiens donc, le marquis Hugues s'est décidé à ceindre la couronne usurpée jadis par son père(4)?

- Non point, c'est le jeune fils du roi Charles(5) qui va s'installer sur le trône?"

Cette fois, Ermentrude leva les yeux et son fils lut l'étonnement dans son regard.

"Que dis-tu là? Le fils de Charles, ce Louis exilé chez les Saxons de Bretagne, de retour sur le trône de ses pères? C'est à peine croyable.

- Et pourtant, c'est la vérité" affirma Théobert, content de son effet.

Ermentrude se leva et s'approcha de la fenêtre.

"Pauvre enfant, dit-elle pensivement. Dans quelle triste situation il va se trouver...

- Pourquoi dites-vous cela, mère? 

- Allons, croyez-vous que le marquis de Neustrie est homme à se laisser gouverner? Evidemment non. Louis sera roi, mais il n'en aura que le titre. Derrière son trône, Hugues, les comtes Herbert, Guillaume, Arnoul et les autres Grands tireront les ficelles... Et le moment venu, ils se débarrasseront de Louis, comme ils ont jadis trahi son père, sans scrupule."

Théobert garda le silence à l'énoncé de cette sinistre prédiction.

"L'évêque Abbon me mande auprès de lui avant la prochaine lune, reprit le jeune homme. Je dois l'accompagner afin d'accueillir dignement notre nouveau roi. Tous les évêques et les comtes de Francie se feront un devoir d'être là.

- Eh bien prenez garde, mon fils. Dieu seul connaît les desseins du marquis Hugues, et je ne parierais pas qu'ils sont exempts de péchés. Soyez prudent dans vos paroles comme dans vos gestes. N'oubliez pas que le comté de Soissons est vacant et l'épiscopat du vieil Abbon touche à sa fin. Nul doute que le comte Herbert, dont l'ambition est insatiable, voudra récupérer le comté dont le roi Raoul l'a frustré il y a six ans, et sans doute placer une de ses créatures à l'évêché. Les cartes peuvent être rebattues à tout moment... 

- Je suivrai vos sages conseils, mère" dit Théobert en embrassant Ermentrude.

Puis il prit congé.

 

(1) Le manse désigne l'exploitation agricole de base à l'époque carolingienne.

 

(2) Le précaire est une terre que l'Eglise remet à un laïc à titre viager en échange d'un modeste cens ou de services divers.

 

(3) Un alleu est une terre tenue en pleine propriété, qui ne dépend pas d'un seigneur.

 

(4) Le roi Robert 1er qui règne de 922 à 923.

 

(5) Charles le Simple, roi en 893, détrôné en 923 et mort en captivité en 929.

 

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06/12/2020
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